Platanes
Mercredi 8 juillet 2009. Platanes. Les
consonances du mot ne sont guère esthétiques, l’arbre a mauvaise
réputation et pourtant, sans sa bienveillante présence, les
routes du Midi que je parcours à vélo ou en voiture perdraient
beaucoup de leur charme.
Éclairés par les
phares de ma voiture la nuit, les platanes me couvent comme une immense
haie d’honneur protectrice, me dessinant mon chemin et défilant
silencieusement de part et d’autre de mon pare-brise avant de s’évanouir
dans l’obscurité qui me poursuit implacablement. Leurs itératives
silhouettes fantomatiques surgies du néant qui les engloutit aussitôt
me projettent alors aux frontières de cette traversée du
miroir qui libère merveilles et fantasmes. J’ai souvent le sentiment,
lors de ces itinéraires nocturnes, que l’Autre Monde m’attend, étrangement
hospitalier… Mais qu’un hérisson ou un sanglier vienne à
traverser la route et c’en est fini des merveilles. La noble chevauchée
de mon 4X4 pourrait virer au petit meurtre anonyme ou au tragique accident.
Hérisson ou sanglier ? c’est simplement une question de poids et
de vitesse ; à distance et dans le halo des phares, la forme est
la même. Seul le retour à la réalité sera plus
violent dans un cas que dans l’autre…
C’est néanmoins de jour
que je goûte vraiment leur compagnonnage de bon aloi. Leurs troncs
majestueux et séculaires s’alignent en impassibles colonnes d’interminables
péristyles où le génie inventif de la nature le dispute
à l’esprit géométrique de l’homme.
Ils m’accueillent sous leurs puissantes
ramures, esquissent de rafraîchissants dômes de verdure, filtrent
les rayons brûlants du soleil, percolent cette aveuglante lumière
solaire qui voudrait m’assaillir, la tamisent au travers de leurs larges
feuilles bien découpées, la métamorphosent en pénombre
bienfaitrice. Je ne boude pas mon plaisir en ces lieux propices ; je prolongerais
plus que de raison ces longues balades apéritives et roboratives
à vélo au milieu de ces irremplaçables fresques !
Même le concert des cigales qu’orchestrent le soleil et la chaleur
en crescendo s’y fait moins assourdissant. Ce temple improvisé des
platanes me fait entrer en l’espérance d’un monde irénique…
Les platanes me renvoient aussi
l’image de leur empathique souffrance et de leur abnégation. Leur
écorce desséchée se détache par lambeaux, marbrant
le tronc de figures irréfragables et mobiles aux couleurs tendres
; les bouffées de tramontane accélèrent à l’occasion
cette incessante desquamation. Les troncs les plus vénérables
se parent aussi d’anfractuosités où nichent des oiseaux ou
des frelons, où des chevêches établissent leur poste
de surveillance.
Pourquoi donc alors crier haro
sur ces arbres, les vouer aux gémonies, en faire les boucs émissaires
de nos embardées mortelles ? Parce qu’ils n’ont pas de bulletins
de vote ? Un ancien ministre de l’Équipement voulait leur couper
la tête, sous prétexte qu’ils encombrent parfois malencontreusement
les trajectoires folles des automobilistes débridés… Autant
tout éradiquer, en commençant par l’espèce humaine,
et envoyer notre chère planète dans une autre galaxie !
Au hasard de mes vélocipédiques
circuits, je n’ai pas vu davantage de bouquets du souvenir maculant les
platanes que les parapets, murets, accotements vierges ou carrefours anodins…
Ce matin, le long d’une ligne droite
à découvert, des gerbes et des couronnes mortuaires ornaient
un modeste amandier sauvage, un amandier qui n’en pouvait mais, un amandier
qui ployait presque sous le poids de ce débordement d’amour qui
ne lui était pas destiné mais qui s’adressait à la
figure adolescente déjà jaunie par le soleil et au sourire
à jamais figé. Qui a tué ? Mystère. Qui est
tué ou s’est tué ? Un jeune… et les platanes ne sont pour
rien dans l’affaire.
Toute leçon de morale serait
ici déplacée, inutile et inefficace ; il faut bien que jeunesse
se passe… Déplorons pudiquement qu’elle trépasse trop souvent
avant même d’être passée… Les engins et les techniques
modernes sont mille fois plus performants pour précipiter vers une
mort programmée nos contemporains Icares que les innocents platanes.
Et d’ailleurs, couleuvres ou lapins
écrasés qui s’égrènent sur la chaussée
comme des bornes kilométriques me rappellent la balourdise dévastatrice
de jeunes conducteurs mal initiés à l’existence, c’est-à-dire
à l’existence des autres. Gémissons mais espérons…
Perceval lui aussi commença par la balourdise après tout.
Il n’est pas sûr que les
sages vieillards chancis qui prennent leur véhicule pour une épée
de lumière, présumant de leurs forces et de leur vigilance,
soient davantage à recommander.