Déclins
Fort de Brescou samedi 12 septembre 2009.
« Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. »
J’adore cet alexandrin de Baudelaire. Il sublime à jamais tout ce
que j’espère d’un soleil couchant.
Petit, j’attendais avec impatience
ce prélude au crépuscule, ce déclin de l’astre que
les ténèbres chassaient, ce lavis interlope aux confins des
plaines littorales ou des eaux grisâtres de la mer du Nord… Bientôt,
la lumière rougeoyante et déliquescente du renoncement allait
s’abîmer dans le néant de l’horizon… Et c’est surtout l’hiver
que je contemplais d’un cœur élégiaque cette mise à
mort consentie. Là-bas, le hérissement de tubulures des aciéries
et des raffineries semblait lentement empaler l’astre moribond que les
cheminées asphyxiaient de leur encens macabre. Funeste cérémonie
et crucifixion silencieuse, décrépitude et magnificence,
éphémère mais inoubliable moment de beauté,
sinistre et solennelle leçon de sursaut et d’abandon…
C’est au spectacle du soleil couchant
que mes rêveries d’enfant imaginatif ont cristallisé sur la
mort, l’évidence de la mort, son inexorable accomplissement tout
en exhumant ma conscience douloureuse de la mort, des déclins partout
à venir, même aux plus beaux jours, de notre inavouable fascination
pour la mort…
J’ai recherché depuis mille
couchers de soleil, en Hollande, à travers les frondaisons de Brocéliande
ou les alignements de Carnac, sur le magnifique Golfe du Mexique et dans
l’ombre tutélaire du vieil Hemingway, du petit port de Key West…
Jamais le soleil ne se décline
deux fois de la même façon : question de météo,
de latitude ou de longitude, d’équinoxe ou de solstice, question
de regard et d’état d’âme, question de relief et d’environnement,
question de présence humaine. Je me souviens encore de l’orbe énorme
d’un soleil sans rayons qu’engloutissaient les brumes océaniques
au large de Casablanca un soir de ramadan pendant l’été 1981
: chacun guettait l’œuvre du long linceul de l’eau comme une délivrance
; on allait rompre le jeûne, vie et mort inextricablement mêlées.
Je ne vous décrirai pas les soleils couchants de Sitges, promesses
d’embarquements réitérés pour Cythère et d’embrasements
lesbiens… Mais celui du Fort de Brescou, accompagné d’une sympathique
sardinade à même les galets de la plage ne m’a pas laissé
insensible. Effacé par un ciel fuligineux alors que les éclairs
nimbent déjà les Pyrénées, le soleil se joue
encore des flots mollissants, les nacrant à plaisir tandis que sur
la côte, une débauche d’éclairages bariolés
et artificiels trahit d’autres plaisirs. La boiteuse de Pézenas,
qui nous attend sur le bateau, pourvue d’un attribut irremplaçable
tel qu’on n’en a jamais vu et qu’on n’en verra plus, me persuade tout à
fait que ,ce soir, la lumière vient de l’occident.
J’en oublierai la mort pour une
fois. Je rentrerai me coucher repu et heureux, l’estomac ragaillardi de
sardines et de vin frais, l’oreille émoustillée de refrains
un tantinet égrillards, l’œil encore vif et le sourire aux lèvres,
tout égayé par ces rayons arriérés qui m’ont
cueilli tout à l’heure…
De toute façon, le soleil
lui aussi s’est embarqué au terme de son déclin. Il nous
reviendra demain, pour une nouvelle aurore, et sa grande clarté
aura raison des ténèbres… sans avoir raison de la mort.
Il n’y a guère que nous
pour croire que la vie revient avec le jour et que la mort nous guette
dans l’ombre Ma défunte mère agonisant sur son lit d’hôpital
guettait le point du jour comme une résurrection. Mon défunt
père vivait chaque aurore comme une promesse d’éternité…
et ainsi d’une multitude que la mort saisit tous les jours en pleine lumière
pour les figer à jamais.
Déclin du soleil ; déclin
du soir ; déclin de la vieillesse… Mais, qui sait, c’est peut-être
quand l’homme ouvre la fenêtre pour laisser entrer le soleil qu’il
invite la mort à sa table. Peut-être… La mort au manteau d’Arlequin…
En attendant, « Le soleil
s’est noyé dans son sang qui se fige »… et renaîtra.
Seul l’homme passe et trépasse. Il n’y a donc pas une minute à
perdre pour vivre, être heureux de vivre et donner aux autres tout
le bonheur qu’ils sont en droit d’attendre. Car, comme le disait Giono,
le premier ministère devrait être celui du bonheur. Et c’est
ainsi que d’individu en individu, de génération en génération,
par proximité réciproque illimitée dans l’espace et
dans le temps s’étoilerait l’infinie chaîne solidaire du bonheur
humain dans une perpétuelle précession et une victoire perpétuelle
de la vie sur la mort.