Francophonie
Vendredi
26 mars 2010. Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent
pas connaître. Et les moins de quarante ans non plus. Celui de la
naissance en 1965 de l’idée francophone.
Lesage, Pompidou, Bourguiba, Senghor.
Qui nous parle encore aujourd’hui de leur souci solidaire de préserver
l’héritage commun d’une langue et d’une culture qui furent et qui
devraient demeurer les vecteurs d’une œuvre collective pour la liberté
? Qui ? Á peu près personne.
On a instauré une semaine
de la langue française et de la francophonie. Soit ! On a aussi
instauré une journée de la femme. Bis repetita. Dans les
deux cas, il s’agit d’enterrer dans le mépris ou dans l’indifférence
à longueur d’année ce que l’on feint de se remémorer
de manière cyclique. Dans les deux cas, on feindra d’endiguer l’hydre
de la violence en consignant. Consigner les mots dans les dictionnaires
; consigner les femmes dans les bordels. Je doute néanmoins qu’une
œuvre collective pour la liberté puisse se réduire aux jaquettes
vertes de l’Académie ou aux tentures rouges du claque. Je sais ce
qu’en auraient pensé Olympe de Gouge ou Pauline Roland et j’aimerais
tant savoir ce qu’en pense Simone Veil…
Une langue est une vision du monde.
Et l’impérialisme linguistique va de pair avec l’impérialisme
économique. Aussi, quand des langues meurent sous prétexte
de mondialisme économique, c’est autant de regards sur le monde
que l’on mutile, autant de mondes que l’on assassine.
Je vois deux raisons essentielles
de défendre le français. La première, c’est que son
bon usage pérennise des modes de pensée et des comportements
qui furent ceux des Lumières, de 1789, de la Résistance et
de la décolonisation. La seconde – et c’est finalement la leçon
cachée de Babel -, c’est que l’équilibre du monde passe par
la multiplicité des cultures dont les langues sont autant de facettes
pour autant qu’elles se vivent dans le dynamisme des populations qui les
pratiquent.
Autant je suis pour l’unité
du genre humain, autant je pressens les effets désastreux de son
uniformité par le biais d’un sabir univoque et basique qui consacrerait
la défaite de la pensée et le triomphe des valeurs mercantiles.
Dis-moi combien tu coûtes et je te dirai qui tu es…
Loin de moi l’idée d’être
un puriste sourcilleux ! Une langue doit vivre, être en interaction
profonde avec la civilisation qu’elle façonne et qui la module à
son tour. J’en fais mon miel comme Senghor en faisait le sien au nom de
la négritude. Je me permettrai ici de renvoyer à deux exemples
historiques, s’ils peuvent décomplexer ceux qui pensent à
tort qu’ils sont bègues dans leur propre langue. Quand j’entends
condamner des phrases du type : « Je viens avec. » au nom d’une
norme grammaticale sacrosainte, j’ai envie de citer maints passages de
textes littéraires médiévaux où cet usage est
la loi. Malherbe ne vint qu’après ! La syntaxe normative d’une époque
donnée n’est jamais qu’une possibilité parmi d’autres de
ce qui fait le fonds commun d’une langue et son inépuisable richesse.
Et quand feue ma mère passait
un coup de « dweel », elle ne faisait rien d’autre que passer
la toile, les deux mots ayant comme origine commune le latin tela, tout
comme leur cousin anglais towel. On a préféré imposer
en français contemporain wassingue ou serpillière. Je déplore
simplement que notre Toile tentaculaire, censée abolir toutes les
frontières, nous tisse d’autres liens que ce qui fut notre trame
secrète. Et de même que ma mère laissait parler le
frottement du dweel dans ce français qui était le sien, même
quand elle ne savait plus arquer, Senghor se saisira de nos mots les plus
purs pour les ordonner selon le rythme syncopé du tam-tam, déclinant
ainsi les flamboiements de l’âme nègre. Quant à la
serpillière, cet objet qui me valut naguère de remporter
des lots à un concours Persil car il est formé des mêmes
lettres, qui songe encore qu’il s’agit d’un carré de toile de jonc
ou d’étoupe ?
La terre n’appartient à
personne. Seule la langue nous permet les affleurements de la conscience,
l’espérance d’une unité retrouvée et l’expression
d’une parole authentique et irréductible, fût elle nègre.
Et c’est ainsi que Manhattan et ses « traders », Manhattan
où « les eaux obscures charrient des amours hygiéniques,
tels des fleuves en crues des cadavres d’enfants » (Senghor,
Éthiopiques) doit être à tout moment revivifié
par Harlem.
Á l’heure où l’humanisme
semble en déroute, la mission de la francophonie et de la langue
française doivent être – ne peuvent qu’être -, dans
le respect de leurs racines et de leur histoire, de « raccommoder
et de rebâtir », selon le mot de l’apôtre de la négritude,
dans la transcendance de tous les déchirements. Ce chantier d’un
nouveau rythme de l’identité planétaire est à ouvrir.
Et pour «bâtir sur le roc la cité de demain »,
nul besoin des mots-ciment de la pensée unique, le poids d’un rythme
où accorder les cœurs et les mots essentiels suffisent.
Les mots essentiels à condition
de les cerner à la fois dans leur stricte acception (et non pas
« acceptation » comme le ressassent les approximatifs) et le
vaste domaine de leurs connotations. Pascal revendiquait déjà
l’esthétique du terme propre, c’est-à-dire de celui qui sied
le mieux à une situation donnée. Pour lui, « il
y a des lieux où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où
il la faut appeler capitale du royaume. » Je partage cette opinion
et ne lâche jamais « merde » ou « bordel »
que lorsque je bricole. Ailleurs, pétri de civilité puérile
et honnête, je me contente de cet oxymore mental qu’est une litote
hyperbolique du style « mince ! »
J’arrête-là d’extravaguer.
Je vois déjà nos grands communicants dont j’ai dérangé
la puissance lancer l’anathème et me traiter de cuistre et de pédant.
J’ai employé des mots trop compliqués, trop savants pour
le vulgum pecus (Oh ! pardon ; le commun des mortels) qu’ils veulent
assigner à résidence linguistique parce qu’il constitue leur
fonds de commerce. La culture SMS, le langage vide et stéréotypé
de la méthode assimil, les phrases interchangeables et convenues
de la pensée unique, les scies à la mode et le pidgin publicitaire,
voilà ce qu’ils préconisent pour la masse de ceux qu’ils
entendent régenter. Ils pourront ainsi asséner leurs discours
réducteurs sans vergogne et imposer leur vérité sans
craindre la moindre objection, les mots pour la formuler faisant défaut.
Le message de la francophonie, émancipateur et critique, c’est au
contraire qu’il faut s’emparer des mots, s’affirmer par les mots, dans
les mots, les débusquer là où on les cache, se les
approprier, prendre son essor avec eux, s’envoler à tire d’ailes
vers l’horizon de liberté qu’ils nous ouvrent et les retourner contre
les usurpateurs de la pensée. La laïcité dont se gargarisent
tant de prétendus défenseurs de l’école républicaine
sans en maîtriser les racines lointaines ni la fibre profonde est
d’abord à ce prix. En ce sens – et puisque le mot laïcité
n’a pas de traduction possible -, la francophonie est aussi un combat pour
la laïcité.
Donc, nos grands communicants sont
ou des ignorants ou des hypocrites et, en tout état de cause, des
imposteurs. Cuistres et pédants eux-mêmes. Enfarinés
marmitons rondouillards qui surveillent nos menus linguistiques en nous
privant de mets exquis, nous cantonnant à leur pitance grossière
sur un ton doctoral. Car ils savent, eux ! Ils savent et tranchent de tout
en cinq minutes par des mots d’ordre définitifs, des prêts
à porter pour café du commerce. Ils savent surtout qu’au
royaume des aveugles, les borgnes sont rois et s’arrogent le titre d’hommes
éclairés, de lumières, comme s’ils avaient le don
de double vue. Je vais donc me saisir d’un mot très trivial (ils
ne pourront pas de la sorte m’accuser de pédantisme ni de cuistrerie)
: ce sont à proprement parler des berlous. Car, qu’est-ce qu’un
berlou ? Celui qui voit double. Le mot est picard et très familier
mais il ne demande qu’à vivre. C’est le frère utérin
de bigle et bigleux.
Mais ces berlous voudraient nous
éblouir, nous tromper, nous aveugler de leur poudre de perlimpinpin
et nous donner la berlue. Pourtant, derrière la similitude de leurs
sonorités, berlou et berlue nous viennent de contrées différentes.
En somme, tout cela est bien louche et demande qu’on y regarde à
deux fois et que l’on décortique les mots pour supprimer leurs maléfices.
Sinon, les grands communicateurs auront raison de nous et des derniers
bastions de liberté que recèle encore le trésor de
la langue française. Il va d’ailleurs falloir que je consulte un
dictionnaire des patronymes pour savoir si le patronyme « Berlusconi
» (parangon des grands communicants) a une parenté étymologique
avec berlou ou berlue, ou peut-être encore avec le latin luscus (qui
ne voit pas bien), étymon de louche.
Je terminerai par Facebook, toile,
dweel, wassingue et serpillière de la communication informatisée.
On y ramasse le pire et le meilleur, les pierres vives et la vase parfois
nauséabonde de l’enlisement. J’y lisais l’autre jour le billet d’un
communicant subalterne commentant l’absence de Ségolène Royal
à une photo de famille. Il utilisait « il fallait mieux »
au lieu de « il valait mieux », faute courante et que j’aurais
volontiers pardonnée si le ton du billet n’avait pas été
aussi péremptoire. Comme la formule jouxtait le mot Alsace, j’ai
cru à de l’ironie, à un jeu sur la prononciation à
l’alsacienne. C’était accorder trop d’imagination à ce communicant
subalterne.
Bien évidemment, j’ai décodé
et rectifié de suite le sens du texte. Mais je pense à mes
amis iraniens ou slaves, espagnols ou anglo-saxons, à mes amis francophiles
et férus de nos auteurs, férus aussi de Brassens, Brel ou
Bécaud, fins connaisseurs d’Aznavour et de Ferrat. Pour eux, un
tel texte devient un non-sens. Je pense aussi à tous ceux que l’on
soumet à des tests de maîtrise du français comme préalable
à l’obtention de notre nationalité. Il est plus que temps
de balayer devant notre porte !
Voici quelques décennies,
Roger Ikor portait symboliquement plainte et déplorait qu’au lieu
d’ouvrir l’école sur la vie on l’ait ouverte à la vie. Quand
Arsène Lupin supplante Le Cid, Scapin ou Rastignac et Coca-cola
ou Nintendo les gammes d’exercices et de leçons, faut-il encore
s’étonner que, devenus ignorants de leur propre langue, de leurs
propres valeurs et même du sens initial de l’adjectif « franc
», c’est-à-dire libre et autonome, tant de nos concitoyens
soient enclins, par facilité et égoïsme, englués
qu’ils sont dans les ténèbres de l’esprit, à plébisciter
la force qui « prend pour nous séduire le visage
d’une idée ou d’un confort » (Camus, Les Amandiers,
1940).
Que la francophonie ne se réduise
donc pas à une semaine de célébration suivie d’un
enterrement à la sauvette mais qu’elle soit un combat permanent
contre cette pente-là qui risque de nous mener à terme dans
des sentiers trop connus où il suffirait à la foule bestiale
de lever le bras en aboyant sous le regard jubilatoire et révulsé
du chef d’orchestre.
Ce chef d’orchestre qui rêve
d’abrutissement généralisé et qui a l’insolence de
rappeler, le temps d’une campagne, qu’il manie le français le plus
pur avec finesse et dextérité. Á lui qui se piquait
de citer Charles d’Orléans, il faudrait rétorquer en citant
Saint-John Perse : « Et c’est assez, pour le poète, d’être
la mauvaise conscience de son temps. » (Allocution au Banquet Nobel
du 10 décembre 1960).
Face à tous les conformismes,
à la francophonie d’entrer en résistance et d’être
la mauvaise conscience de son temps…