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Jean-Pierre Bocquet
8 juin 2011

Jorge Semprun: L'écriture ET la vie.

 

Mercredi 8 juin 2011.

Jorge Semprun en janvier 2008.AFP/FRANK PERRY ( photo lemonde.fr)

jorge-semprun-en-janvier-2008

Mercredi : jour des enfants et de l’insouciance. Et pourtant ! Indifférente au temps des hommes, à ses découpages aléatoires comme à ses calendriers, la Camarde fauche sans rémission ni sélection calculée les blés de l’existence, en herbe, bien verts ou déjà mûrs.

Pudique et précisément soucieux de ne pas troubler les temps de l’innocence, Jorge Semprun s’en est allé hier sur la pointe des pieds, en partance pour ce grand voyage dont nul n’est jamais revenu et comme en écho à un autre « Grand Voyage », celui qu’il nous narrait en 1963 en renouant avec la littérature.

Comment raconter les camps ? Et pourquoi témoigner ? Primo Levi avait délibérément choisi d’écrire et de témoigner pour lutter contre l’oubli. On a prétendu que, déboussolé par la gangrène tentaculaire des forces de l’oubli, il se serait suicidé par sentiment d’inutilité. Jorge Semprun avait fait le pari inverse. S’inspirant du symbole du parapluie de Bakounine, il avait choisi la vie et l’oubli sous l’ombre protectrice de l’activité politique dont il a fini par constater qu’elle ne lui procurait que l’illusion d’un avenir… même s’il se refusait sans doute à la réduire à l’avenir d’une illusion. En tout cas, en ce domaine, il aura d’abord été un homme libre, d’un humanisme lucide, se refusant à toute compromission ou complaisance, et préférant vivre en marge s’il le fallait.

Comme Primo Levi, il a témoigné du rôle irremplaçable de la littérature face à la barbarie des camps, cette littérature ô combien essentielle encore pour résister aux barbaries polymorphes du temps présent. La littérature qui seule permet de basculer de l’expérience dans la conscience.

Pour autant, Semprun ne fut jamais écrivain à messages ni à leçons. Il se méfiait d’ailleurs des philosophes et de leurs systèmes, il les tenait pour des imposteurs. Heidegger par exemple, ses questions insipides et dépourvues de sens –comme s’il importait de savoir pourquoi il y a de l’Être plutôt que rien -, Heidegger et son silence définitif sur la culpabilité allemande, Heidegger incapable de penser avec son cœur et responsable du suicide de Paul Celan. Heidegger mais aussi Wittgenstein auquel Semprun reprochera toujours d’avoir pu affirmer : « La mort n’est pas un élément de la vie. La mort ne peut être vécue. » Dans toutes ses fibres, Semprun savait bien, sentait à jamais ce qu’était la mort, pour l’avoir vécue en direct à Buchenwald.

La vérité du cœur, il la trouvait dans la poésie, celle de Celan, de Baudelaire et de beaucoup d’autres, aussi hermétique fût-elle, la poésie qu’il vivait comme une prière, un viatique et le principe même de l’humain en l’homme, le verbe.

Jorge Semprun emporte avec lui ses incertitudes. Autant il croyait à ce travail de mémoire pour rattacher les générations montantes au monde, autant il doutait de l’efficacité de ce travail de mémoire pour prémunir contre les aberrations futures.

Jorge Semprun emporte aussi avec lui sa seule certitude : c’est que, pour les rescapés des camps, jeunes ou vieux, personne ne peut s’en sortir. On peut alors choisir de se suicider, comme Primo Levi, ou continuer à vivre et même à s’engager, comme Stephan Hessel ou lui, l’absurdité et la douleur de la mémoire des camps sont à l’affût…

Et cela sans parler des évitements inconscients, des exclusions volontaires et des lâchetés bornées qu’ont essuyées tous les rescapés.

Jorge Semprun qui avait choisi de vivre, qui a vécu vieux, acceptant la cure de jouvence des rescapés mais qui déclarait : « On est toujours à la merci de la fêlure, de l’effondrement complet, et donc du suicide. Toujours. »

Simplement, il témoignait pour ceux qui avaient commencé un chemin, prenant le relais dans ce chemin de la mémoire au moment où elle faisait défaut à ceux qui se refusent à vivre sans savoir ce qu’est un homme.

Et c’est là question plus essentielle que les bisbilles farcesques de nos chers élus du moment…

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